CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Pratique encore extrêmement marginale il y a à peine une dizaine d’années, la viticulture biodynamique [1] connaît un développement spectaculaire. En 2015, un peu plus de 400 domaines viticoles étaient certifiés en biodynamie en France, dont de nombreux domaines réputés, comme les Romanée Conti ou Leflaive en Bourgogne, la Coulée de Serrant en Loire, Fleury en Champagne et, plus récemment, Château Palmer dans le Bordelais. Selon les chiffres des principaux organismes de certification, DEMETER et le SIVCBD (Syndicat International des Vignerons en Culture Bio-Dynamique), gérant de la marque Biodyvin, ces 400 domaines représentaient plus de 7 000 ha de vignes, soit une augmentation de 160 % depuis 2010 [2]. Malgré ce développement spectaculaire et un intérêt croissant du public pour les produits issus de la viticulture biodynamique, ce mode de production demeure méconnu et largement controversé, y compris dans le monde viticole [3]. La biodynamie est un type de production agricole qui, à partir d’un cycle de conférences données par Rudolf Steiner en 1924 (Steiner, 1999), s’est développé historiquement dans les pays germaniques (Allemagne, Autriche, Suisse,) avant d’essaimer en Europe (dans l’Est de la France notamment) puis au niveau mondial. Basée sur les mêmes principes que l’agriculture biologique en ce qui concerne le refus des intrants chimiques, la biodynamie s’en distingue non seulement par une conception organiciste et holiste de l’unité de production agricole, mais par un fond théorique que l’on pourrait qualifier d’ésotérique et qui se traduit concrètement par l’application de techniques bien spécifiques parmi lesquelles la prise en compte de différents cycles cosmiques (lunaires, solaires et planétaires) dans les pratiques culturales, et la dynamisation de différentes préparations visant notamment à rendre les sols plus fertiles (voir partie 1).

2La biodynamie apparaît aujourd’hui comme un quasi non-objet de recherche tant les publications scientifiques sur le thème restent éparses, voire très rares quand il s’agit du domaine des sciences sociales. Les analyses que nous proposons ici s’appuient évidemment sur la lecture de différents textes et documents de référence en biodynamie, mais surtout sur un travail mené depuis plus de quatre ans en Anjou [4] sur la base d’une cinquantaine d’entretiens qualitatifs avec des vignerons en biodynamie, mais aussi des conseillers et formateurs. Il s’appuie aussi sur l’observation participante à différentes formations ou journées en biodynamie et également sur la participation au comité de pilotage du projet d’expérimentation Homéo-Iso-Viti-Bio coordonné par la Coordination Agrobiologique des Pays de la Loire (CAB), elle-même membre du réseau de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB).

3Pour rendre compte de la pluralité des savoirs en jeu chez les praticiens de la biodynamie, notre proposition centrale consiste à décrire la mobilisation de savoirs en termes de syncrétisme. Notre volonté est de faire « travailler » dans le domaine des savoirs ce concept plus généralement mobilisé en théologie ou en science des religions (Bœspflug, 2006) pour naviguer au mieux dans la zone trouble entre savoirs et croyance, celle des « dieux faitiches » dont parle Latour (Latour, 2009). Dans ses couches les plus profondes au moins, la biodynamie, au même titre que d’autres objets limites comme la sorcellerie (Favret-Saada, 1994), le chamanisme (Hell, 2002 ; Kopenawa & Albert, 2010 ; Narby & Huxley, 2009), les OVNI (Lagrange, 1993b), les apparitions de la vierge (Claverie, 1990, 2003) ou encore le magnétisme animal (Méheust, 1993), renvoie à une altérité si radicale dans les manières de connaître et composer le monde qu’il oblige à adopter un regard réflexif sur les conditions mêmes de production de la science [5], mais surtout à une certaine inventivité conceptuelle pour traduire le moins mal possible les idées et pratiques en jeu. Dans la lignée des approches symétriques de la sociologie des sciences (Latour, 2010) ou de l’anthropologie de la connaissance, il va donc de soi pour nous que le rôle du chercheur en sciences sociales n’est pas de dire qui a raison ou tort, de trier entre ce qui relève des savoirs et ce qui relève des croyances (Lenclud, 1990) mais bien de « rendre compte de la diversité de l’expérience humaine du monde » (Delbos, 1993) et des différentes rationalités en œuvre pour lui donner sens et agir sur lui. Nous souhaitons donc nous inscrire dans la lignée de travaux sur les frictions, controverses, articulations, hybridation et autre incommensurabilité entre registres de savoirs différents (notamment traditionnels et scientifiques) en particulier dans le domaine agricole (Jankowski, 2014). Dans cette optique, comme le souligne Peter Beyer, « les syncrétismes […] doivent être abordés en lien avec les puretés dont ils ne seraient que des combinaisons » (Beyer, 2005). Le syncrétisme renvoie en effet aux jeux dialogiques permanents entre éléments prétendument « purs », socialement « stabilisés », et d’autres éléments nouveaux ou exogènes considérés comme moins légitimes. L’idée renvoie aussi à une forme de marginalité impliquant implicitement la contestation d’un ordre établi. Appliqué aux savoirs dans notre étude de cas, ce concept nous paraît en effet efficace pour montrer comment les praticiens de la biodynamie s’arrangent pour faire tenir ensemble des savoirs issus de registres considérés généralement comme difficilement compatibles. Ceci nous permet donc de penser conjointement les différences et les similitudes (ou au moins les points d’achoppement) entre savoirs scientifiques, paysans, ésotériques, sensibles ou expérientiels, en montrant comment les savoirs scientifiques socialement considérés comme les plus légitimes se trouvent interrogés dans leur nature même. Quels types de savoirs composent ce syncrétisme épistémique de la biodynamie mais surtout, comment et selon quels principes sont-ils tenus ensemble ? Telles sont les questions principales qui vont guider notre réflexion. L’hypothèse que l’on défend est que la cohérence de ce syncrétisme repose d’une part sur une forme d’incorporation des savoirs dans la pratique et le sensible et, d’autre part, sur une trajectoire initiatique qui s’étend d’une biodynamie ouverte fondée sur l’expérience à une biodynamie plus ésotérique qui repose sur des formes de supra-sensibilité. Dans sa capacité à brouiller les différenciations strictes entre savoirs et croyances, à exprimer à la fois les logiques de différenciation et d’identification entre plusieurs (et non pas seulement deux) registres épistémiques, à suggérer les dynamiques de bricolages à l’œuvre et la subversion plus ou moins explicite des savoirs légitimes (en l’occurrence, les savoirs scientifiques), la notion de syncrétisme nous semble la plus appropriée à notre objet, notamment par rapport aux notions plus classiques d’hybridation, de dialogue ou de métissage.

4Dans une première partie, nous partirons des principaux textes disponibles sur la biodynamie pour montrer comment ils articulent savoirs ésotériques et expérimentations pratiques dans un rapport complexe à la scientificité. Nous montrerons ensuite comment les savoirs de la biodynamie ne prennent leur sens que dans les pratiques concrètes des biodynamistes [6], entre expérience et sensibilité. Enfin, sur la base de l’ethnographie d’un comité de pilotage d’une expérimentation en biodynamie, nous montrerons que les savoirs convoqués pour faire preuve suivent une sorte de ligne initiatique allant des réalités les plus tangibles aux réalités les plus intangibles.

Du « cours aux agriculteurs » à ses traductions pratiques : ésotérisme, sciences et expérimentation

5Que ce soit un chercheur enquêtant sur la biodynamie ou un agriculteur voulant en découvrir les fondements, le néophyte dispose de plusieurs sources écrites pour essayer de comprendre et/ou mettre en œuvre la biodynamie.

Le Cours aux agriculteurs

6En premier lieu, ce néophyte devrait se référer logiquement au texte qui en pose les principes [7] : le Cours aux agriculteurs de Rudolf Steiner. La lecture de ce texte fondateur et référence incontournable de la biodynamie tend à dérouter un lecteur qui ne serait pas initié aux principes de l’anthroposophie [8], le courant philosophico-spirituel qui sous-tend la biodynamie et dont Steiner est également l’initiateur. Sans vouloir se lancer dans un commentaire détaillé de cet ouvrage (Steiner, 1999), au niveau épistémique qui nous intéresse ici, on est d’emblée frappé par l’étrange mélange des genres qui y règne en termes de savoirs. On y trouve d’abord de nombreuses références à des savoirs que l’on pourrait qualifier de paysans au sens où ils semblent renvoyer à une tradition et à une sagesse supposées propres à cet univers et liées à l’expérience directe de la terre. Exprimés dans les dictons (p. 54) ou les almanachs (p. 159), ces savoirs, par exemple ceux qui concernent la prise en compte des cycles lunaires, sont revalorisés par Steiner pour leur pertinence et leur rapport direct à l’expérience de la nature, là où la science les renvoie dans la sphère des superstitions. Steiner semble rechercher en permanence un rapport direct aux « structures de la nature » et il est fait référence à différentes reprises à une sagesse instinctive, à l’intuition, voire à la clairvoyance qui offrirait ce rapport bien plus direct que ne le font la science ou les livres (pp. 254, 281 et 322). Une citation illustre clairement cette dichotomie entre savoirs sensibles et savoirs intellectuels :

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« Oui, l’homme instruit dit que le paysan est bête mais en réalité, ce n’est pas vrai […] pour la bonne raison que le paysan est en vérité un homme qui médite […]. La seule chose qui lui manque encore, c’est de pouvoir formuler cette connaissance. Celle-ci est soudainement là. On marche dans les champs et soudain, on sait. On sait d’abord, on essaie ensuite. […] En fin de compte, la vie et l’activité dans la nature sont d’une essence tellement subtile qu’elles passent à travers les mailles grossières des concepts intellectuels. C’est l’erreur qu’a commise la science moderne. »
(pp. 106-107)

8La critique de la science dans le Cours aux agriculteurs est donc récurrente et profonde (pp. 119-120, 164, 322) mais elle porte essentiellement sur des éléments spécifiques du cadre scientifique, le réductionnisme (pp. 117, 167), le rapport trop éloigné à l’empirie (pp. 242, 313) mais surtout, le matérialisme (p. 164). Elle ne saurait signifier un rejet en bloc chez Steiner qui revendique au contraire une certaine scientificité. Même s’il a essentiellement étudié la philosophie, discipline sur laquelle il fonde ses réflexions sur la nature de la connaissance et les rapports à la science (Steiner, 1989, 1990, 2000), Steiner semble avoir également pour l’époque une culture scientifique profonde. Il est diplômé d’une des plus anciennes et prestigieuses écoles d’ingénieurs autrichiennes, l’École supérieure technique de Vienne, et s’est passionné pour les sciences naturelles contemporaines, notamment les travaux d’Ernst Haeckel, un des pères de l’écologie scientifique, et de Darwin (Choné, 2013).

9Si savoirs intuitifs et savoirs scientifiques sont donc mis en tension, le type de savoirs présentés dans le Cours aux agriculteurs relève clairement de l’ésotérisme, au sens où il renvoie à des formes de réalités cachées et par conséquent accessibles selon un processus initiatique auquel il est intimement lié (voir partie III) (Lenoir, 2004). Par opposition à des savoirs exotériques directement accessibles aux profanes, la dimension interne ou close des savoirs ésotériques renvoie donc aussi bien aux objets sur lesquels ils portent (la réalité cachée) qu’aux acteurs (initiés) qui les portent. Nous sommes conscients du caractère polysémique et ambigu de la notion d’ésotérisme dans le langage courant qui peut renvoyer à un ensemble hétéroclite de doctrines plus ou moins fantaisistes et qui suscite, y compris chez certains biodynamistes, des réticences et une certaine prise de distance. Il n’en demeure pas moins que Steiner lui-même se réclamait explicitement de l’ésotérisme (Steiner & Gombert, 2011) et que l’anthroposophie est présentée par les spécialistes universitaires du thème comme l’un de ses courants, notamment car il réunit les différentes caractéristiques (visions holistes, connaissances intuitives, référence à une religion primordiale) typiques de l’ésotérisme (Faivre, 2012). Ainsi, dans le Cours aux agriculteurs notamment, on trouve des considérations sur le zodiaque et les différentes influences cosmiques des planètes, sur les quatre éléments (terre, eau, air/lumière, feu) qui structurent la pensée analogique [9] de la biodynamie, sur l’importance de différents éléments chimiques comme la silice, le souffre, l’oxygène ou l’azote [10], ou encore sur les équilibres entre différentes forces spirituelles, telluriques et cosmiques. De ces considérations générales et souvent surprenantes sur ces forces et éléments, surtout présentes dans les premières conférences, Steiner tire dans les suivantes, et, sans que l’on comprenne bien comment il établit le lien entre les unes et les autres, des recommandations pratiques qui constituent les bases techniques de la biodynamie aujourd’hui. Les principes pour élaborer les fameuses préparations de la biodynamie sont ainsi exposés dans les quatrième et cinquième conférences. Steiner expose en premier lieu les principes de la préparation à base de bouse de vache, bouse que l’on mettra dans des cornes de vaches creuses que l’on enterrera durant les six mois d’hiver avant de les déterrer et de diluer le contenu dans un seau d’eau. Le mélange obtenu sera ensuite dynamisé – on tourne à l’aide d’un bâton le liquide pour obtenir un vortex puis on inverse la rotation pour créer un chaos ou bouillonnement puis un nouveau vortex et ainsi de suite pendant une heure – juste avant d’être pulvérisé dans le champ. L’explication sur cette préparation censée redynamiser la vie du sol est suivie par celle de la silice de corne (même principe que pour la bouse de corne, mais avec du quartz broyé à la place de la bouse) et d’autres préparations à base d’achillée dans des vessies de cerf, de camomille dans des intestins de bovidés, ou encore d’écorce de chêne dans des crânes d’animaux domestiques.

Figure 1

Enterrement des préparations de bouse de corne

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Enterrement des préparations de bouse de corne

(photo auteur)
Figure 2

Préparation 503, camomille matricaire

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Préparation 503, camomille matricaire

(photo auteur)
Figure 3

Vortex créé dans un dynamiseur mécanique

Figure 3

Vortex créé dans un dynamiseur mécanique

(photo auteur)

10Au-delà de ce mélange de savoirs et de cette dominante ésotérique, on est également frappé par l’absence de référence quant à l’origine de ces différents savoirs. Si on peut à travers des lectures complémentaires retrouver les différentes influences intellectuelles de Steiner [11] dans la composition du Cours aux agriculteurs, les savoirs dont il est fait état semblent comme révélés par un accès direct à des niveaux de réalité imperceptibles par les non-initiés. Les phénomènes décrits semblent avoir été « vus », selon une aptitude à « clairvoire » (ibid., p. 247) qui consiste à accéder directement à des réalités « spirituelles ». En cela, ce texte est clairement un texte ésotérique au sens où Steiner postule l’existence d’une réalité cachée où agissent des forces (celles des planètes en particulier) et, même s’il en est peu fait directement mention dans le Cours aux agriculteurs, différents types d’esprits plus ou moins liés aux éléments. À notre niveau d’entendement au moins, l’une des clés de compréhension du Cours aux agriculteurs est donc sans doute l’idée de « science spirituelle » chez Steiner. Cette expression oxymorale si on considère que la science ne peut se déployer que dans une ontologie matérialiste [12] renvoie à la connaissance du monde, de ces forces et esprits qui structurent, en arrière-plan, la réalité physico-matérielle directement perceptible par les sens. Même si la tentation d’opposer la vision ésotérique à une vision scientifique est réelle, c’est selon nous emprunter un raccourci trop facile. En effet, pour Steiner, l’accès à ces niveaux de réalités spirituelles peut, et même doit, se faire de manière scientifique, c’est-à-dire, dans ses termes, de manière méthodique et pratique. Il en appelle donc à une science non réductionniste, non matérialiste et, d’une certaine manière, méta-physique mais qui doit avoir à la fois des applications très concrètes et être vérifiée par l’expérience.

Les traductions pratiques des continuateurs

11Ainsi, les essais de paysans et jardiniers autour des techniques biodynamiques se sont poursuivis après les conférences de Steiner dans les décennies suivantes dans des cercles de paysans biodynamistes qui ont contribué à la traduction pratique de Steiner et à la diffusion de l’agriculture biodynamique en Europe et aux États-Unis. Ehrenfried Pfeiffer, élève de Steiner formé à la biologie et à la chimie, a contribué dans les années 1930 et 1960, à rationaliser l’utilisation des préparations et à tenter de légitimer la biodynamie sur la base d’observations scientifiques. Dans son ouvrage de référence, la Fécondité de la terre[13] (Pfeiffer et al., 2016), il développe ses idées sur l’état de l’agriculture au niveau mondial, les méfaits des engrais chimiques, mais surtout, sur l’importance de la vie des sols et des techniques de fumures, qu’il accompagne de toute une série de conseils techniques et pratiques. Les écrits de Pfeiffer ressemblent bien plus à un traité d’agronomie « classique », avec ses conseils pratiques, ses illustrations et ses données chiffrées qu’à un livre ésotérique. Selon la distinction qu’il fait dans la postface du cours aux agriculteurs, il a ainsi contribué à renforcer la partie « bio », plus agronomique, technique et matérielle, tout en considérant que la partie « dynamique », plus ésotérique et supra-sensible, restait fondamentale et méritait d’être approfondie à travers des techniques scientifiques dépassant les paradigmes des sciences dominantes (Besson, 2011, pp. 283-284). Sur la base d’observations menées dans les années 1940 et 1950, Maria Thun, quant à elle, a travaillé à rendre pratiques les dimensions plus cosmiques de la biodynamie. Elle a notamment établi des corrélations entre la position de la lune dans le zodiaque et la croissance des plantes agricoles. Elle publie pour la première fois en 1963 le Calendrier des semis. Publié chaque année depuis (Thun & Thun, 2016) et traduit dans plus d’une trentaine de langues désormais, ce calendrier est un des outils pratiques les plus utilisés par les biodynamistes [14]. Il permet de distinguer notamment les moments les plus favorables d’un point de vue cosmique pour toute une série de pratiques culturales en fonction du type de jours (fruits, fleurs, eau ou terre) et de la nature de la plante cultivée.

Figure 4

Calendrier des semis, mode d’emploi

Figure 4

Calendrier des semis, mode d’emploi

(source : calendrier des semis 2012)

12Des ouvrages plus ou moins récents en langue française ont poursuivi ce travail de traduction pratique de la biodynamie. L’ouvrage de François Bouchet nous intéresse particulièrement ici car l’auteur est un vigneron d’Anjou qui a largement contribué à la diffusion des savoirs en biodynamie dans le domaine de la vigne au niveau régional et national. François Bouchet est le premier vigneron biodynamiste d’Anjou et l’un des premiers de France puisqu’il s’est installé en 1961. Après plus de 20 ans de pratiques, François Bouchet s’est reconverti dans l’enseignement et le conseil en biodynamie. Son ouvrage au titre explicite – Cinquante ans de pratique et d’enseignement de l’agriculture biodynamique : comment l’appliquer dans la vigne – synthétise son approche (Bouchet, 2003). Après avoir posé, dans une version simplifiée et didactique, les bases de la biodynamie (approche des sols, des préparations, des rythmes…), il détaille dans une seconde partie son application aux différents travaux de la vigne. Conscient du côté hermétique du Cours aux agriculteurs, Bouchet prônait une entrée avant tout pratique avant d’entamer une compréhension plus fine, au niveau ésotérique, de ces principes [15]. Son cours était d’ailleurs structuré en deux étapes : un premier degré très pratique visait à faire connaître la biodynamie « sans affoler les gens » (Jacqueline Bouchet, entretien personnel, 14/05/2015) et un deuxième degré, plus avancé, visait à développer les parties plus ésotériques. Le rôle de François Bouchet a été également important dans la transmission des savoirs biodynamiques à une autre figure régionale et nationale de la biodynamie viticole, Nicolas Joly et son domaine de la Coulée de Serrant, converti à la biodynamie au début des années 1980, auteur lui-même d’ouvrages de référence sur le thème (Joly, 2007) et président de l’association « Renaissance des Appellations ».

13Dans les lectures de référence sur la biodynamie, on trouve donc constamment, mais selon des dosages diversement équilibrés, cette tension entre différents registres épistémiques paysans, scientifiques et ésotériques. Les savoirs paysans sont convoqués souvent de manière relativement vague comme des savoirs anciens, propres au monde paysan et à son expérience particulière de la nature, et qu’il faut redécouvrir ou plutôt, dont il faut s’inspirer pour renouveler les pratiques agricoles. Le rapport à la scientificité est ambigu puisqu’il semble en premier lieu relever de la critique, notamment en ce qui concerne les approches jugées trop réductionnistes, matérialistes et ses applications techniques critiquées pour leur tendance à « détruire la vie ». Néanmoins, la démarche scientifique n’est non seulement pas rejetée, mais même revendiquée, notamment dans la recherche de validation par l’expérimentation. Les théories scientifiques doivent en fait selon les promoteurs de la biodynamie s’ouvrir aux réalités « subtiles » mieux saisies par les idées ésotériques où il est question de forces vitales, cosmiques et telluriques, de mouvements, de cycles, d’éléments et d’entités divers. Notre approche de la biodynamie est restée cependant jusqu’alors essentiellement livresque et théorique alors même que c’est dans les praxis des acteurs, entre expérience et sensibilité que cet étrange mélange théorique prend sens.

L’incorporation des savoirs dans l’expérientiel et la (supra)sensibilité

14Quand on part non plus des livres, mais des discours des acteurs de la biodynamie sur leurs savoirs et leurs pratiques, l’image qui se dégage des savoirs de la biodynamie tend vers deux pôles moins directement liés aux savoirs formels : l’expérience et la sensibilité. Les savoirs expérientiels réfèrent à des processus d’apprentissage basés sur l’expérience concrète, les affects et la subjectivité bien plus que sur la conceptualisation et l’abstraction (Kolb & Kolb, 2005). Nous reprenons ici la notion d’incorporation pour désigner à la fois le fait que les savoirs réflexifs en biodynamie sont internalisés et produits dans des corps (Faure, 1999) au travail avec leur environnement, mais également pour montrer que les savoirs formels de la biodynamie sont encastrés dans des relations inextricables avec les dimensions expérientielles et sensibles.

Le primat de la culture vigneronne et de ses savoirs

15Si le Cours aux agriculteurs est bien le texte de référence de la biodynamie, il est important de souligner que Steiner reste hermétique à la majorité des viticulteurs que nous avons interviewés et qui, souvent, admettent d’ailleurs ne pas l’avoir lu ou le comprendre avec difficulté. À quelques exceptions notables, dont celle de Nicolas Joly, la très grande majorité d’entre eux ne se revendiquent d’ailleurs pas de l’anthroposophie. Pour les vignerons, le rigorisme anthroposophe cadre mal avec leur identité et il ne faut pas oublier par exemple que, du fait notamment de la réticence à boire de l’alcool dans le courant anthroposophe, le vin a été un des derniers produits agricoles à être certifié par le label historique de la biodynamie, DEMETER [16]. Dans une large mesure donc, il faut éviter l’erreur d’assimiler anthroposophie et biodynamie appliquée à la viticulture, au moins dans la région étudiée ici [17]. En termes d’identité et de savoirs, disons que la plupart des viticulteurs biodynamistes sont vignerons avant d’être biodynamistes, et biodynamistes bien avant d’être anthroposophes. Les biodynamistes se revendiquent bien plus volontiers « paysans vignerons » qu’« agriculteurs-viticulteurs ». Comme le note Christelle Pineau, « ce recours à des dénominations plus anciennes (paysan, vigneron) marque l’attachement aux ascendants, aux pratiques oubliés des grands-pères, ceux qui ont vécu avant l’arrivée du matériel agricole sophistiqué et de produits phytosanitaires, avènement technologique et scientifique qui a modifié le lien au travail lui-même dans un premier temps, et celui à la nature dans un second temps » (Pineau, 2016). Ceci implique que les savoirs en biodynamie s’articulent avec, et sont même inclus dans, ceux qui concernent la vigne et le vin, sans pour autant être réduits aux savoirs paysans et à la figure des aïeux. La culture de la vigne et la vinification impliquent en effet des compétences techniques mais aussi des savoirs souvent très précis et étendus (Bonniel, 1983) dans des domaines aussi divers que la géologie, l’agronomie, l’écologie, la botanique, mais aussi la biochimie quand il s’agit des processus de fermentation impliqués dans la vinification.

Pragmatisme et expérience

16Au-delà de ce primat de la culture vigneronne, un des traits saillants de notre série d’entretiens est la revendication d’un certain pragmatisme vis-à-vis de la biodynamie. Beaucoup se disent ainsi assez sceptiques sur la dimension ésotérique, sans pour autant la rejeter. C’est avant tout en la pratiquant, bien plus qu’en l’étudiant, qu’ils l’abordent et la comprennent. Jean-François Vaillant, vigneron sur l’un des trois grands domaines (plus de 50 hectares) en biodynamie de l’Anjou déclare à ce propos : « Je n’ai pas essayé de comprendre les préceptes de la biodynamie. Avec la biodynamie, il faut faire d’abord et essayer de comprendre ensuite » (Jean-François Vaillant, entretien personnel, 27/07/2015). Les savoirs à la vigne et aux chais, et peut-être encore plus dans le cas de la biodynamie, sont ainsi avant tout des savoirs qui se forgent dans la pratique et sa répétition. Olivier Cousin qui se revendique paysan vigneron, est explicite à ce propos : « Je n’ai pas du tout une démarche intello. Quand on me demande comment je sais quelque chose, je réponds “bah parce que je l’ai fait plein de fois !” » (Olivier Cousin, entretien personnel, 27/04/2014). Presque tous les vignerons soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier. Si le label DEMETER exige le passage obligatoire d’une 500 (bouse de corne) et d’une 501 (silice de corne) dans l’année, certains préfèrent ne pas le faire s’ils ne le jugent pas nécessaire ou si le temps (climatique et/ou temporel) ne l’exige ou ne le permet pas. On est bien plus proche avec ces pratiques de la biodynamie de ce que Delbos a décrit à propos des pêcheurs de homard breton, à savoir « la traduction d’un faire jamais acquis avec de la nature au travail » (Delbos, 1993), que d’un suivi strict de préceptes agronomiques valables en tout temps et en tous lieux. Un vigneron explique ainsi que la transition de la viticulture conventionnelle à la bio, puis à la biodynamie, a représenté pour lui une reprise d’autonomie considérable vis-à-vis de sa conduite de la vigne, une reprise en main des savoirs et des pratiques, une obligation de s’écouter et de se faire confiance, là où il avait le sentiment auparavant de ne faire qu’appliquer mécaniquement les conseils des techniciens (Xavier Cailleau, entretien personnel, 2/11/2013). La nécessité de descendre du tracteur et de marcher dans les vignes pour être en contact le plus direct avec elles est souvent évoquée. Cette expérience directe du contact avec la vigne est particulièrement intime quand il s’agit de l’élaboration des préparations et de la dynamisation. Bruno Rochard, vigneron à Rabelay sur Layon, témoigne ainsi : « Pour la dynamisation, avec Richard (Leroy), on fait tout manuellement avec le pulvé à dos, ça permet d’arpenter les vignes et le geste est très joli. Tu as l’impression de te lever avec les vignes, de l’accompagner » (Bruno Rochard, entretien personnel, 02/11/2016).

17Nous ne voudrions pas éluder ici la question de l’efficacité et des effets de la biodynamie, qui est évidemment reconnue par ceux qui la pratiquent sinon, disent-ils eux-mêmes, « ils ne la pratiqueraient plus ». Néanmoins, il semble que cette efficacité se joue sur d’autres niveaux, plus qualitatifs, que les critères purement productifs et qu’elle saurait difficilement être mesurée en termes de rendement ou de différences physiques spectaculaires [18]. Les vignerons, eux, parlent de réharmonisation des sols et d’amélioration de leur vitalité et de l’enracinement avec la préparation de bouse de corne. Avec la 501 ou silice de corne, ils constatent tous après passage un relèvement des feuilles, un changement de luminosité et une certaine « restructuration » de la vigne. Beaucoup ne se posent pas la question de « pourquoi ça marche » mais constatent des effets « qui leur plaisent » et qui relèvent avant tout du domaine de la sensibilité et de la perception. Jean François Vaillant explique ainsi : « On pensait maîtriser et connaître nos sols en étant en bio, mais en biodynamie, on va encore plus loin. Ça nous amène un autre regard sur les sols, on a l’impression de se sentir mieux dans les vignes et ça se traduit aussi au niveau de la qualité du produit. On a la sensation que les vins ont besoin de moins d’intervention, c’est pas facile à communiquer car c’est plus au niveau sensoriel » (Jean-François Vaillant, entretien personnel, 27/07/2015). Avec la biodynamie, on pourrait parler d’une efficacité praxique, bien plus que d’une efficacité matérielle fondée sur une explication théorique cohérente dont il s’agit. L’efficacité est déterminée aussi et même surtout par rapport aux besoins pratiques, à la représentation du monde et à la sensibilité des vignerons (Delbos, 1983) et non pas par rapport à la cohérence théorique d’une agronomie modernisatrice produite en station expérimentale et reprojetée dans le monde. Ce primat du « comment faire » sur le « pourquoi ça marche » est propre à ce type de métier en contact direct avec une nature fluctuante peut-être plus qu’à la biodynamie elle-même, mais la biodynamie, dans ses principes, gestes et par ses exigences, favorise indéniablement ces incorporations expérientielles et sensibles.

18La question de la sensibilité accompagne et poursuit d’une certaine façon celle de l’expérience. Si l’expérience est en effet liée à la répétition sur le temps long d’actions et d’observations dans un contexte qui se transforme au fur et à mesure des saisons, ces actions et observations sont médiées par le corps et ses différents sens susceptibles de noter plus ou moins consciemment les constances et différences entre situations pour mieux y répondre et s’y adapter. Comme le note Anna Krzywoszynska (2016) dans son article sur la taille de la vigne, les savoirs expérientiels sont intimement liés avec le « care » et ses différentes caractéristiques : l’attention corporelle à la plante dans son environnement, le développement d’une expertise située, émancipée des règles générales et des protocoles stricts, la capacité à composer avec l’incertitude, la centralité des histoires (récits) plutôt que des règles et l’entremêlement des valeurs, des savoir-faire et de la sensibilité. Si cela semble vrai pour de nombreuses pratiques agricoles en général, ce « care » est placé au cœur de la biodynamie à travers la notion cardinale de soin de la terre [19] qui renvoie à la responsabilité et à l’attention du paysan par rapport à la santé de la terre et, plus généralement, de l’organisme agricole. Cette notion de « soin de la terre » offre ainsi un point d’intersection intéressant entre l’expérientiel et le sensible.

De la sensibilité à la supra-sensibilité

19Ce glissement ou plutôt cette porosité ou intrication entre l’expérientiel et le sensible, souvent considérée comme difficilement exprimable et verbalisable, semble pourtant centrale dans les savoirs et pratiques de la biodynamie.

20Au-delà des effets à proprement parler de la biodynamie, sa pratique impliquerait ainsi une exigence d’engagement avec l’environnement, un sens, encore aiguisé par rapport aux autres pratiques agricoles, de l’observation du ciel, du climat, de la luminosité, des réactions de la terre, de la vigne et de la biodiversité environnantes. Les exemples de rapports sensibles à l’environnement abondent dans nos entretiens : marcher sur la terre donne des indications quant à sa densité, son humidité, mais on peut également la sentir et même la goûter ; l’activité de la taille est un moment d’intimité avec la vigne où il s’agit de ne pas la blesser mais, au contraire, de lui insuffler un élan particulier, d’avoir une vision de sa forme future ; le vin sera d’autant meilleur que les vendanges seront conviviales et que les vendangeurs lui transmettront leur énergie positive ; le travail avec le cheval et sa sensibilité propre, pour ceux qui le pratiquent, semble également un moyen de ressentir l’environnement de manière aiguisée par l’intermédiaire de l’animal. Dans la dégustation du vin également, au-delà des considérations organoleptiques, l’attention au caractère vivant, vibratoire ou énergétique du vin renvoie à cette mobilisation constante du sensible. Sur la base de ces observations permanentes et de cet engagement avec l’environnement, une certaine intimité se développe dans une culture permanente du sensible. « Le sensible, c’est quand tu dépasses le cognitif. […] Il faut ouvrir les antennes, c’est comme un pianiste ou un peintre, au-delà de la technique, il y a l’émotion alors qu’on veut tout expliquer, tout quantifier », expliquent Philippe et Catherine Delesvaux (entretien personnel, 22/12/2014). Comme le soulignent également Compagnone et al., la démarche des biodynamistes « consiste à établir des convictions sur la base de ses sensations et de ses émotions qui lui servent alors de guide pour l’action », ce « mode d’agir ne découle pas d’un traitement rationnel d’informations pour arriver à définir ce qu’est une situation » et ainsi, on peut considérer que « cette pensée s’écarte du mode d’appréhension de la science normale » (Compagnone et al., 2016). Les savoirs se trouvent incorporés dans le sensible et l’expérience au sens où ils sont « pris dedans », où ils s’y fondent et y sont assujettis dans l’ordre d’importance. Non pas évidemment que la production des savoirs scientifiques soit exempte de l’expérience et de la sensibilité de ses praticiens (Latour, Woolgar & Biezunski, 2008), certaines études centrées sur les pratiques agronomiques en témoignent (Richardson-Ngwenya, 2012). Néanmoins, là où la science normale tend à invisibiliser ou refouler ces dimensions, elles sont revendiquées au contraire comme centrales dans la production de savoirs biodynamiques. Cette « réhabilitation du sensible » (Pineau, 2017) par les vignerons en biodynamie est une stratégie de démarcation de frontière (Gieryn, 1983) avec la technoscience et ses développements technologiques, mais surtout une réaction par rapport aux prescriptions agronomiques et œnologiques dominantes dans la viticulture de type industriel. La biodynamie se pose ainsi en alternative à ce qu’Aurélien Gabriel Cohen a appelé le paradigme nomologico-prescriptif de l’épistémologie agronomique (Cohen, 2017), à savoir la prétention à édicter de manière plus ou moins autoritaire des prescriptions fondées sur des lois générales qui tendent à ignorer non seulement les variations naturelles des écosystèmes, mais également le rôle du paysan dans sa capacité à valoriser son expérience face à la variabilité du vivant. La biodynamie favorise ainsi un rapport sensoriel, parfois esthétique et poétique, à la vigne et au vin. Les vignerons revendiquent travailler, à la manière d’artisans, une matière non standardisée et mouvante, sur la base de notions comme l’inspiration, l’intuition et le plaisir. Cette dernière notion de plaisir apparaît régulièrement au moment d’évoquer le passage d’une préparation de silice de corne le matin au lever du soleil. Même si c’est bien plus souvent dans leur imprégnation continue dans leur environnement que les vignerons cultivent cette sensibilité, la biodynamie est particulièrement équipée d’un point de vue théorique et pratique à l’exercice de la sensibilité via les techniques d’observation sensible du vivant inspirées par les travaux de Goethe sur la métamorphose des plantes (Goethe, 2010). Observations longues et conscientes à travers la mobilisation des cinq sens, appréhension de la plante dans les différentes étapes de son développement, perception du « geste » de la plante pour en saisir le caractère spécifique et ses liaisons plus ou moins fortes aux différents éléments puis, enfin, tentative de « liaison par la volonté » avec la plante, telles sont les différentes étapes dans ces pratiques d’observation que les agriculteurs peuvent acquérir dans des formations spécifiques [20] avant de les remettre en œuvre dans leur travail quotidien.

21Si on revient un instant à la catégorie de sensibilité dans la théorie en biodynamie, notamment chez Steiner, on se rend compte qu’elle renvoie le plus souvent à ce qui est perceptible par les sens dans les réalités matérielles, mais qu’il existerait des formes plus fines, dites de supra-sensibilité, qui permettraient d’accéder à des réalités non matérielles où apparaissent des auras, des forces, des entités et des esprits. On pourrait dire ainsi que la supra-sensibilité serait l’ouverture et l’extension de la sensibilité aux mondes supra-matériels où l’on peut percevoir des phénomènes issus des « réalités non ordinaires ». C’est à ce type de sensibilité étendue que Patrick Thomas, vigneron et président de l’Association Biodynamie Val de Loire (ABDVL), se réfère, quand il dit : « La biodynamie, c’est mettre le savoir au même niveau que le ressenti, que le mouvement […]. On écoute le dialogue avec autre chose, c’est assez dur à expliquer. Ça se ressent, ça ne s’enseigne pas » (Patrick Thomas, entretien personnel, 29/10/2014). Malgré les difficultés à verbaliser cette dimension de leur travail et de leur personnalité, une catégorie particulière de biodynamiste est plus prompte à répondre à ce ressenti. Dans certains cas, la biodynamie a été un moyen d’exprimer pleinement ce ressenti qui pouvait préexister par rapport à d’autres types d’expériences et de perceptions. Parents ou grands-parents sourciers, rebouteux ou guérisseurs ont pu transmettre des savoirs qui font écho avec les dimensions les plus profondes de la biodynamie. Ces perceptions aiguës peuvent également se développer dans la pratique de plus long terme de la biodynamie pour passer de modes de perceptions sensibles (ce qui est perceptible par nos sens) à des modes de perceptions supra-sensibles, des réalités matérielles aux réalités subtiles dont parlait Steiner. La partie qui suit illustre le développement de ces capacités de perception comme une trajectoire initiatique où les épistémologies évoluent parallèlement aux ontologies.

Figure 5

Ressenti de la vigne lors d’une formation force de vie

Figure 5

Ressenti de la vigne lors d’une formation force de vie

(photo auteur)

L’expérimentation Homéo-Iso-Viti-Bio : administration de la preuve et glissements épistémico-ontologiques

22Cette partie s’appuie sur notre observation participante au Comité de Pilotage d’une expérimentation en homéopathie et isothérapie appliquée à la vigne et menée depuis 2015 par la CAB, avec le soutien de la Région Pays de la Loire dans différentes parcelles de cinq vignerons en biodymanie confrontés à des problèmes divers (mildiou, vers de grappe, cigarier). Si l’homéopathie est une pratique thérapeutique relativement répandue, elle n’est encore que très marginalement appliquée sur les cultures agricoles malgré sa parenté avec la biodynamie, notamment en ce qui concerne les principes de dilutions et de dynamisation. L’isothérapie, quant à elle, est une méthode thérapeutique « par l’identique », où une préparation est élaborée à partir de substances prélevées sur un corps infecté (par exemple, le propre sang du patient). Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de faire une dilution d’une préparation à base de feuilles de vigne infectées par le mildiou, notamment pour développer des alternatives aux traitements au cuivre. Dans le cas du cigarier et des vers de grappe, il s’agit d’élaborer des « poivres », en brûlant quelques individus de ces insectes nuisibles, en en récupérant les cendres et en les dynamisant avant de les pulvériser. Il ne s’agit pas tant ici de revenir en détail sur les techniques de cette expérimentation ni sur ses résultats encore très provisoires, que d’analyser le déroulement en trois temps de la journée du deuxième comité de pilotage. Les trois temps que nous avons pu identifier correspondraient à trois régimes de véridictions (Latour, 2012) différents, avec leurs manières propres d’administrer la preuve. On s’intéresse donc à comment (par quels dispositifs et instruments) les acteurs en présence font vérité selon leurs propres rationalités. Au-delà de leurs différences, ces trois moments suivent néanmoins une sorte d’évolution logique qui correspondrait, en condensé, à un parcours initiatique allant d’une biodynamie ancrée dans le monde matériel à une biodynamie relevant de modes de perceptions supra-sensibles de la réalité. Cette trajectoire correspond bien à ce que Mircea Eliade (1992) décrit comme renvoyant, philosophiquement parlant, à une « mutation ontologique du régime existentiel » (Eliade, 1992), c’est-à-dire une transformation dans la manière de s’engager dans le monde et de le composer. Dans les parcours de vie relatés par les biodynamistes souvent les plus expérimentés, cette transformation est progressive, liée à des expériences et des rencontres très diverses, et n’est donc pas aussi mécanique que dans le déroulement de cette journée. Cependant, même si ce déroulement n’était pas explicitement formulé comme nous l’avons reconceptualisé a posteriori en tant que trajectoire initiatique, il nous permet d’exposer clairement différentes phases types et leur enchaînement et de comprendre comment les savoirs décrits dans les parties précédentes sont engagés concrètement dans cette expérimentation.

Phase initiale d’ancrage : savoirs expérientiels et scientifiques

23Le 12 février 2016, dans les bureaux de la CAB à Angers, sont réunis une demi-douzaine d’experts aux spécialités différentes [21] avec cinq vignerons biodynamistes participant à l’expérimentation (Jean-François Regnier, Jacques Carroget, Jeremy Ménard et Patrick Thomas) et un (Marc Augustin) venu de Champagne pour faire part de son expérience rare dans l’utilisation de l’homéopathie sur les vignes. Le premier moment de la journée correspond avant tout au retour de quelques mois d’expérience des vignerons par rapport à leur problématique propre et à la mise en place du protocole. Jeremy Ménard rappelle ainsi son problème avec les vers de grappe sur une parcelle où il aimerait arrêter les insecticides naturels et où il a placé, sans trop de succès jusqu’alors, un nichoir à chauves-souris pour attirer ces prédateurs des vers de grappe. Dans son approche, qu’on pourrait qualifier ici d’écologie pratique, il explique également que son problème est que sa parcelle sert de zone refuge aux insectes nuisibles car ceux-ci fuient les parcelles environnantes, toutes « en chimie ». Par rapport à l’expérimentation, il a bien passé les dilutions d’homéopathie en prenant en compte les vols de papillons et les constellations du calendrier biodynamique, mais n’est pas trop satisfait de son compost [22] qu’il a fait selon lui au mauvais moment pour des contraintes de calendrier (vacances, salon) et qui n’était donc pas suffisamment mûr. Jean-François Regnier rappelle quant à lui son problème avec le cigarier qui empêche presque totalement la récolte sur l’une des parcelles, il dit également douter de la pertinence de passer le compost, pratique qu’il a abandonnée depuis plusieurs années par manque de temps. Les deux évoquent la difficulté de leur rapport avec ces parcelles spécifiques problématiques dans lesquelles ils investissent beaucoup de temps sans retours satisfaisants. Ce manque d’affection pour leur parcelle est identifié par différents membres du comité de pilotage comme un problème de fond qui vient se superposer et reflète même sans doute les problèmes écologico-agronomiques rencontrés. Le compte rendu d’expérience porte également sur l’utilisation malaisée par les vignerons d’un cahier où ils sont censés noter régulièrement des indications qualitatives sur les vignes (croissances, stades…), les feuilles (couleur, état sanitaire, aspect, toucher…), le vin (comment se goûte-t-il ?) et eux-mêmes (état physique, moral, spirituel). Jeremy Ménard dit qu’il n’est pas habitué à travailler avec ce type de carnet et qu’il faudrait toujours l’avoir dans le camion pour penser à le remplir. On décidera plus tard d’abandonner cet instrument au profit d’un carnet de notes libres où les vignerons noteront ce qu’ils veulent en fonction de leurs observations et de leur ressenti. Tout au long de la journée, les vignerons souligneront face aux remarques des experts les contraintes matérielles (temps, argent…) avec lesquelles ils doivent inévitablement composer. L’importance des primes versées par l’Europe est un thème qui revient régulièrement, par exemple au moment d’évoquer l’élaboration des composts à base de bouse et la difficulté à s’approvisionner en fumier de vache bio, dans un contexte où est fortement subventionnée sa vente aux usines de méthanisation. Après quelques mois d’expériences (d’avril à févier), il semble encore trop tôt pour tirer des conclusions sur l’expérimentation, en revanche, il apparaît clair que chaque vigneron s‘arrange et compose avec le protocole défini pour chacun d’eux, en le simplifiant par rapport à leurs attentes, à leurs disponibilités, à leurs habitudes. Ces premiers mois ont donc également correspondu à un processus d’appropriation du protocole expérimental, appropriation dont la coordinatrice semble satisfaite bien plus que gênée du non-respect à la lettre des règles édictées. Jeremy Ménard, en fin de journée, se montrera également enthousiaste par rapport à l’implication des vignerons dans le redéploiement progressif du processus expérimental : « Ce qui est bien, c’est que ce protocole, on le fait aussi. On participe à le construire. On n’est pas là à se faire engueuler. » Jacques Carroget résume en ces termes ce processus d’appropriation/simplification :

« Moi, j’aime bien quand c’est simple. Du coup, j’ai simplifié les choses mais par contre ce qui était intéressant, j’ai respecté un minimum. J’ai fait l’homéopathie partout sauf sur la zone témoin évidemment. J’en faisais avant car je crois que les D8 freinent l’esca. J’ai bien aimé le fait d’échanger plein de choses, notamment lors de la formation avec Irmgard. […] Après, j’ai travaillé très simplement comme un praticien que je suis, j’ai essayé de me réorganiser par rapport à ce que je pouvais faire. L’an dernier, c’était confus mais là, cette année, ça me convient. Ce qui est bien, c’est d’être dedans ce que l’on fait, par rapport à l’homéopathie, ça nécessite un apprentissage global, ça peut faire le pire comme le meilleur mais il faut essayer d’agir avec un minimum d’unité. Et il faut le sentir. Il n’y a pas de recette. »
Suite à ces retours des vignerons, les modalités de traitement passeront de cinq à trois, avec un accord sur la nécessité de bien composter les sols. Cet alignement d’un processus expérimental inspiré par l’ingénierie agronome sur les pratiques des vignerons ne signifie pas pour autant un renoncement à l’administration de la preuve de type scientifique. La journée se poursuit d’ailleurs par la présentation des résultats d’analyse des échantillons de sol envoyés par Nathalie Dallemagne à un laboratoire australien [23]. Le choix de ce laboratoire avait été dicté par l’experte en homéopathie, Irmgard Matthes, car ce type de test combine les analyses de sols scientifiques classiques avec des préconisations issues des travaux de Pfeiffer sur la vitalité des sols. À la différence des recommandations des tests de sol standards, celles de ce test sont moins univoques puisque le niveau de rééquilibrage prescrit est fixé en fonction d’un questionnaire préalable qui prend en compte le type de culture et le projet de l’agriculteur. À ce moment de la journée, l’administration de la preuve se fait à travers les pages du PowerPoint de la coordinatrice Nathalie Dallemagne où sont présentés les résultats sous forme de graphiques, de camembert et de tableau où sont exposées des données chiffrées. La question de la possibilité de tirer à terme des résultats statistiques significatifs à propos de l’expérimentation est également posée, mais il apparaît alors clairement que la comparabilité statistique entre les domaines est rendue impossible par le nombre de paramètres qui varient et par la diversité des problèmes traités. Les statistiques ne pourront s’avérer significatives qu’au sein d’une même parcelle, entre les différentes années, sur la base d’approches quantitatives classiques, sur le mildiou par exemple, sur la base de comptage des feuilles et des grappes infectées. Plus préoccupé par l’efficacité du traitement que par la robustesse statistique, Jeremy Ménard note alors : « J’ai bien conservé quelques rangs témoins mais vu que la D8, c’est de l’information, il est possible que ça fonctionne aussi bien sur le témoin. Dans ce cas-là, on fait quoi ? On leur [aux vers de grappe] dit de bouffer le témoin pour que les stats soient significatives ? » Au-delà de son questionnement amusé sur la pertinence de la dimension statistique, cette remarque porte sur la difficulté à saisir dans les protocoles et instruments classiques de l’agronomie les dimensions immatérielles de l’homéopathie, mais également de la biodynamie. Elle introduit en effet l’idée que l’homéopathie est basée sur de la transmission d’informations plus que sur des échanges de matière et annonce ainsi une certaine forme de dématérialisation des ontologies en discussion, avec une transformation concomitante de l’administration de la preuve.

Figure 6 et 7

Résultats de l’analyse des sols

Figure 6 et 7

Résultats de l’analyse des sols

(source : Nathalie Dallemagne-CAB)
Figure 8

Schéma quantifiant les attaques sur grappe du mildiou

Figure 8

Schéma quantifiant les attaques sur grappe du mildiou

(source : Nathalie Dallemagne-CAB)

Phase intermédiaire : savoirs péri-scientifiques

24Si le premier moment de la journée correspond donc bien au mélange évoqué dans les parties précédentes entre expérience, expérimentation et science, le deuxième moment de la journée correspondrait à une évolution vers un régime de preuves péri-scientifiques [24], sans préjuger ici de la valeur de ce type de savoirs (Lagrange, 1993a). Par « péri-scientifique », nous nous référons ici à un régime de savoirs périphérique, qui emprunte à la science un certain formalisme et des bases théoriques, mais qui n’est pas validé par la science officielle des académies et principales institutions scientifiques. Si cette absence de validation est perçue par leurs détracteurs comme une absence pure et simple de scientificité, elle est symétriquement perçue par leurs promoteurs comme un manque de maturité des sciences qui doivent se développer pour comprendre des phénomènes qu’elles ne parviennent pas à expliquer. On est ici face à une administration de la preuve qui se fait donc à la marge ou en périphérie de la sound science, là où elles ne devraient jamais s’aventurer pour les positivistes, là vers où elles devraient tendre pour les praticiens et théoriciens de la biodynamie. De la géobiologie à la cristallisation sensible en passant par les références aux théories sur la mémoire de l’eau, ce régime de véridiction est en effet important et courant chez les acteurs de la biodynamie qui cherchent dans ce type de sciences marginales un appui pour prouver le bien-fondé de leur pratique et combler les défauts du corpus scientifique officiel qui ne leur donne aucune information sur les dimensions « vitales » ou « dynamiques » des éléments avec lesquels ils composent. Dans l’expérimentation Homéo-Iso-Viti-Bio, ce qu’on cherche à évaluer avec ces techniques péri-scientifiques, c’est notamment la qualité vitale des parcelles, de la vigne ou encore de l’eau utilisée, mesure que la science officielle ne fournit pas. L’analyse scientifique des sols a donc été complétée dans cette expérimentation par une cristallisation sensible, méthode d’analyse mise au point par Pfeiffer sur les indications de Steiner dans les années 1920. Cette méthode consiste à faire réagir un extrait liquide d’une substance organique (en l’occurrence un extrait du sol) avec une solution de chlorure de cuivre et d’attendre sa cristallisation sur une plaque de verre placée dans des boîtes de Petri disposées dans des enceintes isolées des vibrations, à température et hygrométrie contrôlées [25]. La cristallisation obtenue donne une image – le cristalogramme (voir figure 9) – qui doit être ensuite interprétée en fonction de ses formes plus ou moins régulières. Dans notre expérimentation, c’est Christian Marcel, expert indépendant sur le thème [26], qui a mené et interprété les analyses qui révèlent, notamment dans les parcelles attaquées par les insectes, un blocage probable par le fer et des problèmes de floraison-fructification.

Figure 9

Exemple de cristallogramme issu d’une cristallisation sensible sur vin par Christian Marcel

Figure 9

Exemple de cristallogramme issu d’une cristallisation sensible sur vin par Christian Marcel

25La qualité de l’eau est un thème également important dans les discussions du comité de pilotage. En effet, la dynamisation implique dans l’idéal une qualité d’eau optimale pour la charger au mieux d’informations pertinentes. Milène Souvignet évoque à ce propos son travail de synthèse sur ces théories scientifiques et péri-scientifiques qui croisent expérimentations sur différentes techniques de dynamisation de l’eau, physiques quantiques, et un des socles théoriques auxquels il est souvent fait mention en biodynamie, celui autour des théories sur « la mémoire de l’eau ». Au-delà de la compréhension plus ou moins fine des fondements théoriques de cette proposition scientifique de Jacques Benveniste, proposition extrêmement controversée au tournant des années 1990 [27], les biodynamistes, à la suite des homéopathes, en font souvent un point d’appui et de légitimation. Elle leur permet en effet d’expliquer la rupture avec le paradigme dose/effet quant aux quantités de matière utilisée et donc l’efficacité des grandes dilutions. Dans ce type d’approche, il semble que l’on passe clairement d’un paradigme matérialiste à un paradigme informationnel où les effets physiques sont induits par des informations transmises à la matière. Marc Augustin, le vigneron champenois venu en expert de l’homéopathie, semble s’inscrire pleinement dans ce type d’approche qu’on pourrait qualifier d’informationnelle et où les métaphores informatiques sont d’ailleurs abondantes. Ainsi, après avoir fait pendant un ou deux ans un travail personnel d’« exformation » (« il faut vider ce que l’on avait avant comme une carte mémoire qui est pleine »), il utilise désormais « 50 l d’eau informée par hectare par an », « multiplie l’information dans l’eau » grâce aux tisanes et fait ses dynamisations en avril, quand il n’a « pas peur, avant les attaques, pour ne pas mal influencer les dynamisations ». Marc Augustin dit également qu’il « communique avec 36 de ses 43 parcelles » en utilisant une méthode homéopathique expérimentale développée par un médecin homéopathe belge, dite d’homéopathie sensitive ou Hom-Sham [28]. Il peut passer ainsi ses préparations comme la 501 « à distance » sans être présent lui-même directement dans les vignes ni même utiliser un support physique.

26De la cristallisation sensible à l’Homéopathie Sensitive, en passant par la mémoire de l’eau, on quitte peu à peu le cœur de l’épistémologie scientifique classique et des ontologies matérialistes pour entrer progressivement dans des formes d’interprétations de moins en moins chiffrables et traduisibles, et de plus en plus qualitatives et sensitives. Ces savoirs portent sur des forces vitales où se côtoient les molécules fantômes de la mémoire de l’eau, des énergies, des forces et des informations multiples, certaines sans support physique et matériel. Assez logiquement, les épistémologies se font de moins en moins standardisées et les méthodes de moins en moins stabilisées au fur et à mesure que les objets sont moins préhensibles et les ontologies plus fuyantes. Ce glissement épistémico-ontologique prépare celui, encore plus radical, proposé dans les approches de Bernadette Lichtfouse, plus directement inscrites dans les épistémologies et cosmogonies anthroposophiques.

Phase initiée : savoirs supra-sensibles

27Bernadette Lichtfouse, docteure en biologie et formée à la méthode de Dorian Schmidt, évoque, dans ce qui constitue le troisième temps selon lequel on a découpé cette journée, son travail sur l’évaluation des forces du vivant dans les corps éthériques ou corps vitaux des feuilles de vigne, travail qui fera l’objet d’un rapport personnel pour chaque vigneron. Elle précise qu’elle n’évoquera aujourd’hui « que » les corps éthériques et non les autres corps (astral et spirituel) qui composent la cosmogonie globale de la plante. Elle évoque ensuite sa méthode qui consiste à effectuer cinq prélèvements de feuilles, à des stades différents, sur des pieds différents et à deux temps différents au cours de l’expérimentation au moment de la floraison ou juste avant la récolte. Chaque feuille est ensuite mise dans une enveloppe et stockée dans de la tourbe pour être mise au repos : « L’idée était de travailler de manière “paisible” et similaire pour chaque feuille ; en effet, chaque feuille est aussi représentative de son lieu sur les multiples plans physique, éthérique, astral, spirituel. » Elle explique ensuite comment elle réalise ses dessins durant des sessions de travail d’environ 2 heures. Sur la base des dessins projetés sur un PowerPoint, suivent alors les commentaires de Bernadette Lichtfouse sur ce qu’elle observe durant ses sessions de perceptions supra-sensibles et qu’elle représente de manière plus ou moins détaillée dans ses dessins : les énergies présentes, la membrane éthérique, les forces de vie dont les forces formatrices, la présence des énergies de l’eau, les énergies non favorables, mais aussi le lien de la vigne au sacré, au temps et aux insectes.

Figure 10

Exemple de dessin représentant les forces de vie, schéma métaphorique de la feuille de vigne dans l’espace du corps éthérique par Dr Bernadette Lichtfouse

Figure 10

Exemple de dessin représentant les forces de vie, schéma métaphorique de la feuille de vigne dans l’espace du corps éthérique par Dr Bernadette Lichtfouse

Encadré 1. Commentaire du schéma ou comment la vigne gère les pressions infectieuses et parasitaires dans la réalité non ordinaire

Les corps subtils non visibles au regard ordinaire, dont le corps éthérique et le corps astral, s’interpénètrent et s’expriment dans la matière. Lors de l’observation des corps subtils, il est bien de se concentrer sur l’observation de la réalité vraie proposée, à la manière d’un microscopiste qui observe dans l’objectif de son microscope un champ visuel qui d’ordinaire est non visible à l’œil nu. Dans l’observation de la réalité non ordinaire, il est bien d’observer la réalité subtile telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle se présente au regard de la vision sensible, voir supra-sensible. Les observations de la vie se font dans la réalité de l’instant, dans le mouvement, dans la succession de chacun des instants.
Les projections d’énergies de vie en forme de filaments (1) aident la vigne à gérer les pressions infectieuses et parasitaires, et font circuler les particules et énergies liées à ces organismes, les empêchant ainsi de venir s’installer dans la vigne. Elles sont très présentes quand il y a des risques de pressions infectieuses ou parasitaires, ou quand les vignes sont faibles ou fragiles. Elles sont moins présentes quand la vigne est naturellement tolérante ou à moindre risque aux infections bactériennes, virales ou aux infestations parasitaires. Lorsqu’elles sont présentes, on les observe au niveau des pieds de vigne et des feuilles à différentes hauteurs, ainsi qu’au niveau des racines à différentes profondeurs. Aujourd’hui, elles sont peu présentes ou visibles dans la terre en raison du peu de soin apporté au sol en général.
Les énergies des eaux (2) soignent, abreuvent, réhydratent et font un nettoyage de la vigne. Elles font le lien avec la vie et la mort, font s’éloigner la mort pour laisser la place à la vie. Parfois, elles sont en lien avec les énergies des eaux sacrées.
Le symbole du lien entre la vigne, l’abeille, la terre et le soleil (3), dans sa forme énergétique, s’observe rarement aujourd’hui tant les vignes sont déconnectées du soleil, de la terre, de l’humain, du règne végétal, du règne animal et d’elles-mêmes.
Le symbole de vie du vignoble est le cercle de l’unité (4), qui témoigne de la belle vie, de la bonne vie. Signature que la vie est bien, dynamique, en harmonie, en bonne voie dans la vigne, dans le vignoble. Ce symbole dans sa forme énergétique n’est parfois plus existant aujourd’hui dans le vignoble tant l’énergie de vie s’éloigne de l’environnement.
Bernadette Lichtfouse, MSc, PhD.

28Ici, l’ontologie des objets sur lesquels porte le savoir est complètement rebattue puisque se trouvent réunis sur un même plan dans cette sphère éthérique des humains, des énergies, des forces, des êtres, des insectes, du sacré… Il est à noter que ces commentaires ne semblent surprendre personne et suscitent même l’intérêt le plus vif des membres de l’assistance. Sur l’observation de la membrane du corps éthérique, Bernadette Lichtfouse en comparant ce travail d’observation à celui qu’elle menait au microscope dans ses travaux précédents sur les organismes cellulaires, souligne par là que son travail d’observation n’est finalement qu’une autre manière de faire de la science ou de la biologie. Elle souligne ainsi de son point de vue le continuum existant entre science dure et ésotérisme comme science de l’invisible, bien plus que la rupture.

29Ce mini compte rendu de cette troisième partie de la journée mériterait évidemment des développements bien plus importants du fait des questions radicales qu’il pose, mais en évoquant ces représentations clairvoyantes sous la forme de dessin, nous avons pu toucher les formes d’administration de la preuve, de représentation et de traduction (Latour, 1990) qui peuvent être développées dans le cadre de cette expérimentation et les recompositions ontologiques radicales auxquelles elles renvoient.

30Pour conclure sur cette partie, on veut revenir sur l’enchaînement de ces trois moments comme relevant d’une trajectoire initiatique où l’on assiste à des formes de glissement épistémo-ontologique en fonction du dévoilement de la structure ésotérique de la biodynamie. Ainsi, le premier moment entre expérience et science correspond à une phase d’ancrage où l’administration de la preuve se fait sur la base d’éléments tangibles ou observables, éventuellement mesurables et chiffrables, et qui portent sur une réalité bien matérielle. On peut faire l’hypothèse que, dans cette trajectoire initiatique, cette phase sert de base ou d’ancrage nécessaire et sécurisant, pour évoluer vers les étapes suivantes. On se situe dans ou à ras du sol, dans la vigne. D’un point de vue fonctionnaliste, on pourrait dire que cette phase épistémique présente l’avantage de rassurer puisqu’il s’agit d’évoluer dans un monde connu et connaissable. Elle correspond autant au besoin d’une forme de sérieux scientifique à destination des financeurs du projet qu’à l’habitus de l’ingénierie agronomique de fixer des protocoles et contrôler les paramètres. La deuxième phase initiatique, autour des péri-sciences, constitue d’une certaine manière un « sas de dématérialisation » intermédiaire, un moment de transition entre, d’une part, des univers connus et connaissables et, de l’autre, des forces, des qualités, des énergies, plus mouvantes face auxquelles il faut faire des contorsions épistémiques pour pouvoir les saisir. Disons que l’on est formellement plus ou moins encore en territoire épistémique connu, mais déjà avec un pied dans des ontologies différentes. Enfin, le dernier moment de la journée constitue un basculement vers des formes d’altérités radicales dans les manières de savoir et de composer le monde, basculement qui entre en résonance avec les parties les plus ésotériques évoquées par Steiner et avec des conceptions du monde de type chamaniques (Hell, 2002 ; Kopenawa & Albert, 2010) où il existe différents niveaux de réalités peuplés de forces et d’entités diverses. Ces trois moments peuvent être lus comme un condensé des trajectoires initiatiques vécues par les biodynamistes, depuis l’expérience « simple » de la biodynamie au développement de forme de supra-sensibilité, en passant par des tentatives de compréhension plus ou moins conceptualisée sous forme scientifique, péri-scientifique ou plus ouvertement ésotérique. Évidemment, cette représentation de la trajectoire initiatique dans cette journée est très schématique. Ce parcours est tout d’abord très loin d’être complété par l’ensemble des viticultures biodynamistes dont la plupart se cantonnent généralement à l’expérience, sans chercher à en comprendre et ressentir les fondements ésotériques, et en résistant plus ou moins consciemment à ces dimensions. La trajectoire est ensuite parfois beaucoup moins linéaire et logique que ce que l’on a présenté, certains biodynamistes pouvant entrer par exemple directement dans la biodynamie par des formes de supra-sensibilité, d’autres par la théorie. En expérimentant, en étudiant et en ressentant la biodynamie, certains praticiens mènent également de front ces différentes phases initiatiques. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il existe différents degrés de praxis de la biodynamie, de la simple mise en œuvre de recettes à une redéfinition radicale des manières de savoir et connaître le monde.

Figure 11

Schématisation de la trajectoire initiatique en biodynamie

Figure 11
Types de savoirs Types d’objets Administration de la preuve, instrumentation, méthode Ontologie Phase initiale d’ancrage Expérientiels et scientifiques Naturels, physiques (terre, feuilles, animaux…) Expérience quotidienne, expérimentation agronomique, données chiffrées Réalité physique et matérielle perceptible par les sens, profane Phase inter-médiaire Péri-scientifiques et sensibles Flux, forces, énergies, informations Données chiffrées, théories et instruments hétérodoxes, interprétations qualitatives (cristallographie) Réalité énergique et informationnelle Phase initiée Supra-sensibles, clairvoyants, chamaniques Science-Spirituelle Énergie, forces, entités, êtres élémentaires Méditation, visualisation, dessins Réalité multi-niveaux, spirituelle, sacrée

Schématisation de la trajectoire initiatique en biodynamie

(source : auteur)

Conclusion : le syncrétisme, par-delà croyances et savoirs

31Notre parcours dans les savoirs de la biodynamie nous a amené de la science spirituelle des théories biodynamiques à l’expérience de vignerons pour revenir, dans une forme de boucle, à une redéfinition profonde des épistémologies et des ontologies. Dans ce parcours, on a croisé des savoirs scientifiques, péri-scientifiques, des savoirs paysans, des savoirs expérientiels, des savoirs sensibles et même supra-sensibles en montrant que ces différents types de savoirs, si on peut théoriquement les distinguer, s’avèrent beaucoup plus poreux et en interaction dans les pratiques des vignerons en biodynamie. On a vu ainsi comment, dans la viticulture biodynamique, les savoirs se trouvent complètement incorporés dans le faire et le sentir. Quand on parle donc de savoirs expérientiels et sensibles, c’est pour évoquer le fait que, dans la pratique biodynamique, l’expérience et la sensibilité peuvent être source de savoirs plus ou moins tacites, tout aussi importants, voire plus, que les savoirs formels. Ces catégories d’expérience et de sensibilité ne sauraient être réduites d’ailleurs à des phénomènes purement cognitifs. Ils sont d’une certaine manière (sans aucun jugement de valeur) à la fois en deçà et au-delà des savoirs qui s’y trouvent incorporés au moment de pratiquer la biodynamie, dans un engagement des corps avec une nature en mouvement. Par rapport à la pratique vigneronne en biodynamie, il n’y a donc pas d’autonomie stricte de la sphère des savoirs qui pourrait décrire le réel et agir sur lui. Le deuxième facteur de cohérence qui permet de tenir ensemble ces savoirs a priori hétéroclites est celui d’une trajectoire initiatique qui conduirait les biodynamistes en premier lieu à mettre en œuvre la biodynamie « sans la comprendre », avant de s’interroger sur ces fondements via un corpus de savoirs scientifiques, péri-scientifiques et ésotériques, pour ensuite développer éventuellement des formes de supra-sensibilité à même de redéfinir leur rapport aux savoirs et au monde. Si on ne veut absolument pas limiter la biodynamie à ses caractères ésotériques, ne pas en parler relève au mieux de la prudence méthodologique, au pire d’un défaut d’analyse. Quant à l’attitude qui consisterait à renvoyer cette dimension à des formes d’obscurantisme, elle est la plus éloignée selon nous des démarches compréhensives propres à l’anthropologie, mais également la plus stérile d’un point de vue scientifique.

32Tout l’apport du concept de syncrétisme est d’autoriser à penser en même temps la différence entre les éléments et ce qui les lie entre eux ; les jeux de démarcation de frontières entre types de savoirs (Gieryn, 1983) et leurs modalités d’articulation. Par rapport aux idées d’hybridation ou de métissage, il permet de mieux rendre compte des savoirs de la viticulture biodynamique dans leur caractère hétéroclite et hétérodoxe, notamment dans leur capacité à interroger les savoirs scientifiques agronomiques classiques. Sa valeur heuristique (Xella, 2009) se révèle essentiellement quand on s’efforce de penser non seulement les différentes composantes du syncrétisme, mais surtout la façon dont elles sont amalgamées, ce que nous avons essayé de faire ici. L’hypothèse du syncrétisme permet de renvoyer également au pragmatisme extrême des praticiens de la viticulture biodynamique qui, aux assemblages théoriquement bien cohérents, préfèrent les logiques de bricolages évoquées par Lévi-Strauss. Enfin, le syncrétisme, en tant que concept issu de la théologie et des sciences du religieux mais appliqué ici à des configurations épistémologiques, nous permet de demeurer dans une certaine zone de trouble (Haraway, 2016) où les frontières entre ce qui relève des savoirs et ce qui relève des croyances s’avèrent très perméables. Il permet en tout cas de sortir d’une paresseuse zone de confort intellectuel qui réduirait les pratiques biodynamiques à de « simples » croyances, de faire face à des cohérences inattendues et d’appréhender la sophistication des assemblages épistémologiques et ontologiques qui caractérisent la biodynamie.

Remerciements

Nous tenons à remercier en premier lieu le projet Institutionnalisation des Agro-écologies (IDAE) de l’ANR, son coordinateur Xavier Arnaud de Sartre, mais aussi Marc Barbier, Élise Demeulenaere, Guillaume Olivier et Claire Lamine. Merci également à tous ceux qui ont effectué des retours sur ce texte, Morgan Meyer, Martin Quentin, Catherine Albaret, Cécile Thueux. Parmi ces relecteurs attentifs, merci spécialement à Nathalie Dallemagne et Bernadette Lichtfouse. Merci évidemment à tous les vignerons qui ont bien voulu partager leur temps

Notes

  • [1]
    L’objection selon laquelle la viticulture, du fait de sa tendance à la monoculture, ne serait pas le meilleur choix pour pratiquer la biodynamie, pourrait être étendue à l’étude de la biodynamie. Néanmoins, c’est de très loin dans ce secteur qu’elle connaît le développement le plus rapide ces dernières années.
  • [2]
    En 2017, il y aurait désormais 400 domaines certifiés DEMETER et quelque 120 Biodyvin (Truffat, entretien personnel, 7/02/2017).
  • [3]
    Dans un ouvrage sur le vin et l’environnement, Geneviève Teil note le caractère controversé de ce courant : « Accusée de manquer de fondements solides ou de démonstrations convaincantes, mais aussi très respectée – voire crainte pour son efficacité –, la biodynamie laisse peu de viticulteurs soucieux de l’environnement indifférent » (Teil, 2011).
  • [4]
    Le choix de cette région s’est avéré particulièrement pertinent du fait du rôle historique de certains vignerons biodynamistes dans le développement de la viticulture biodynamique au niveau national (François Bouchet et Nicolas Joly) et du développement de cette dernière avec actuellement une vingtaine de domaines certifiés. En termes de surface, la viticulture biodynamique reste néanmoins extrêmement marginale puisqu’elle est pratiquée essentiellement sur des petites surfaces comprises entre 3 et 55 hectares, avec une moyenne estimée n’excédant pas 15 hectares.
  • [5]
    Compagnone et al. (2016) soulignent le fait que l’agronomie, en tant que science normale, au sens que donne Kuhn à cette expression, est interrogée frontalement par la biodynamie, elle-même qualifiée de « science extraordinaire » au sens où « la contestation qui s’opère de la science ne s’opère pas en interne de la seule science […] mais dépasse cette dernière par le corps philosophique et les pratiques qui la fondent ».
  • [6]
    Par commodité sémantique, nous employons ce terme de biodynamiste pour désigner ici les vignerons pratiquant la biodynamie.
  • [7]
    Si c’est ce que nous faisons dans cet article, ce n’est pas ce que nous avons fait dans notre recherche. Plusieurs fois averti par le côté hermétique de ce texte et dans la volonté de privilégier une entrée par les acteurs et leurs pratiques, nous n’avons lu le Cours aux agriculteurs qu’au bout d’un an et demi d’enquête, une vingtaine d’entretiens et la participation à plusieurs formations.
  • [8]
    L’anthroposophie est un courant philosophico-spirituel créé par Rudolf Steiner au début du XXe siècle suite à une rupture avec un autre courant ésotérique, la théosophie. Basée sur les très nombreuses conférences et écrits de Steiner, l’anthroposophie s’est depuis développée dans différentes directions spirituelles et religieuses, physico-artistiques (eurythmie), architecturales (voir par exemple le siège de la société anthroposophique universelle, le Goetheanum, à Bâle), éducatives (pédagogie et écoles Waldorf-Steiner) et mêmes commerciales, dans le secteur des cosmétiques avec l’entreprise Weleda.
  • [9]
    Si on se réfère aux ontologies définies par Philippe Descola (2005), la pensée biodynamique, en faisant jouer systématiquement des correspondances entre macrocosme et microcosme, mais également au niveau des éléments fondamentaux (terre, eau, air-lumière, feu) qui composent le monde, semble essentiellement de type analogique (Breda, 2017).
  • [10]
    Si ces éléments chimiques peuvent relever d’un registre de discours scientifique, Steiner les associe systématiquement à certaines forces et leur attribue même une certaine subjectivité, par exemple « L’azote est un gaillard très intelligent, il vous renseigne sur ce que font Mercure, Vénus, etc., parce qu’il le sait, parce qu’il le ressent » (p. 105) ou encore « Le calcaire revendique tout, la silice ne revendique vraiment plus rien » (p. 113).
  • [11]
    Goethe en premier lieu, la philosophie allemande, le romantisme, l’alchimie, l’orientalisme (Choné & Chenet-Faugeras, 2009) et différents ésotérismes dont la théosophie, les Rose-Croix et la franc-maçonnerie.
  • [12]
    C’est l’une des bases de la critique de Michel Onfray (2015), mais cette articulation entre science et monde spirituel n’a rien d’évident non plus pour les praticiens de la biodynamie. Un des pionniers de la biodynamie dans la région angevine, Guy David, avoue que « jusqu’il y a peu, l’expression de Science spirituelle était pour moi un oxymore » (Guy David, entretien personnel, 28/10/2014).
  • [13]
    La première édition date de 1938 et une nouvelle édition en français a paru en septembre 2016 chez Actes Sud.
  • [14]
    Cette utilisation centrale du calendrier par les biodynamistes contraste avec l’abandon dans les pays du Sud de l’utilisation des almanachs agricoles où l’on retrouvait cette combinaison entre différents cycles cosmiques (lunaires et solaires), dictons populaires, prescriptions agronomiques et, dans le cas marocain, sanitaires et religieuses (Boulifa, Poitou & Reggoug, 2017).
  • [15]
    « Disons que le Cours aux agriculteurs ouvre un chemin de connaissance, sur lequel il faut persévérer, surtout s’il étonne » (Bouchet, 2003).
  • [16]
    C’est François Bouchet qui, au milieu des années 1970, a poussé à mettre en place les premiers « guides d’action » en viticulture biodynamiques, guides d’action qui préfigureront les premières certifications. (Mathieu et Jacqueline Bouchet, entretien personnel, 17/02/2016).
  • [17]
    L’éloignement géographique et culturel du cœur germanique de l’anthroposophie explique en partie cette distanciation.
  • [18]
    Un essai comparatif entre conventionnel, bio et biodynamie est mené par l’ATV 49. D’autres essais de ce type ont été menés avec des résultats contradictoires en fonction des sources. Les études de l’institut de recherche pour l’agriculture biologique en Allemagne, Suisse et Autriche, le FIBEL, sont probablement les plus nombreuses et les plus systématiques.
  • [19]
    Cette notion est présente dans le Cours aux agriculteurs comme dans nos entretiens. C’est également le nom de l’association de recherche en biodynamie liée au formateur Pierre Masson : https://www.soin-de-la-terre.org/
  • [20]
    J’ai pu suivre une formation de ce type lors de l’université d’hiver du Mouvement pour une Agriculture Biodynamique en janvier 2018. Pour une présentation de l’observation sensible appliquée à la vigne, on renvoie au premier chapitre du récent ouvrage de Jean-Michel Florin sur la viticulture biodynamique (Florin, 2017).
  • [21]
    Nathalie Dallemagne, Conseillère Viti-Oeno bio et biodynamique et coordinatrice de l’expérimentation, Irmgard Matthes, médecin homéopathe, Milène Souvignet, auteur d’un ouvrage sur la sensibilité de l’eau (Souvignet, 2014), Bruno Taupier-Letage, qui se présente en plaisantant comme un « ingénieur déformé » et qui travaille à l’ITAB, Bernadette Lichtfouse, experte en « force de vie », et moi-même.
  • [22]
    En plus de l’application de l’homéopathie, le protocole prévoyait l’application d‘un compost dans certains rangs pour voir si l’efficacité de l’homéopathie pouvait se combiner avec celle du compost. Initialement, cinq modalités de traitements (homéopathie sur vigne/ homéopathie sur vigne + sol/ homéopathie sur vigne + feuille/ homéopathie sur vigne + feuille + sol/ témoin) étaient prévues.
  • [23]
    Pour un descriptif précis de ce test, voir le site de ce laboratoire : http://www.swep.com.au/index.php?q=services.html.
  • [24]
    Nous préférons ce terme à celui, d’usage plus commun, de para-science, trop chargé d’une connotation négative.
  • [25]
    Pour une présentation de la cristallisation sensible et d’autres formes de tests qualitatifs, on renvoie à Joly (pp. 252-270).
  • [26]
  • [27]
    Ce n’est pas le lieu ici de détailler l’une des plus importantes controverses qui a agité la communauté scientifique à la fin des années 1980. Nous renvoyons pour cela à l’article d’Alain Kaufman (Kaufmann, 1993). Si cette controverse semblait avoir été close au début des années 1990 par le rejet des thèses de Benveniste par la communauté scientifique, elle a connu un certain rebond depuis les années 2010 et le soutien de personnalités importantes des institutions académiques, dont le prix Nobel Luc Montagnier et la médaille Field Cédric Villani, aux thèses de Benveniste dans des publications ou lors d’un colloque comme celui organisé à l’UNESCO en octobre 2014.
  • [28]
    Pour une présentation de ce type radical d’homéopathie fondée sur une cosmogonie en sept règnes et empruntant clairement à différents types d’ésotérisme (système des chakras, chamanisme…), on renvoie à l’ouvrage de son créateur (Van den Bogaert, 2013).
Français

Dans la lignée de travaux examinant les zones floues entre croyance et savoirs, cet article propose de rendre compte de la pluralité des savoirs (scientifiques, paysans, expérientiels, sensibles, suprasensibles péri-scientifiques et ésotériques), en jeu chez les praticiens de la biodynamie en termes de syncrétisme. Il s’agit donc d’analyser, tout d’abord, de quoi est composé ce syncrétisme et, ensuite, comment les vignerons en biodynamie s’arrangent pour faire tenir ensemble des savoirs issus de registres considérés généralement comme difficilement compatibles. L’hypothèse que l’on défend est que la cohérence de ce syncrétisme repose, d’une part, sur une forme d’incorporation des savoirs dans la pratique et le sensible et, d’autre part, sur une trajectoire initiatique qui s’étend d’une biodynamie ouverte, fondée sur l’expérience, à une biodynamie plus ésotérique qui repose sur des formes de suprasensibilité.

Mots-clés

  • biodynamie
  • viticulture
  • syncrétisme
  • savoirs scientifiques
  • croyances
  • sensibilité
  • expérience
  • incorporation
  • initiation
Español

Sincretismo de saberes en la viticultura biodinámica

Incorporación en la experiencia y lo sensible y trayectoria iniciatica

Siguiendo trabajos que examinaron la zona borrosa entre creencias y saberes, este articulo presenta la pluralidad de saberes (científicos, campesinos, experienciales, sensitivos, supra sensitivos, peri-científicos y esotéricos) manejados por viticultores que practican la agricultura biodinámica en términos de sincretismo. Analizamos primero la composición de este sincretismo y luego como los viticultores manejan para articular diferentes tipos de saberes generalmente considerados como incompatibles. La hipótesis que defendemos es que la coherencia de este sincretismo recae primero en formas de incorporación de los saberes en la practica y en lo sensible y, secundo, en una trayectoria iniciática que se extiende desde une practica biodinámica abierta, basada en la experiencia, hasta une visión biodinámica mas esotérica basada en formas de supra-sensibilidad.

Palabras claves

  • viticultura biodinámica
  • sincretismo
  • saberes científicos
  • creencias
  • sensibilidad
  • experiencia
  • incorporación
  • iniciación

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Jean Foyer
Jean FOYER est sociologue, chargé de recherche CNRS au CREDA. Il a travaillé sur les controverses autour des biotechnologies au Mexique, sur les politiques de conservation de l’agro-biodiversité dans ce même pays et sur la gouvernance globale de l’environnement. Il a notamment publié Il était une fois la bio-révolution (PUF, 2010) et Globalizing the Climate (Routledge, 2017, avec S. Aykut et E. Morena).
ISCC/CNRS
20 rue Berbier-du-Mets
FR-75013 Paris
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/06/2018
https://doi.org/10.3917/rac.039.0289
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